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La mer – incarnation de la paix et du répit ou d’un remords moderne? - réflexions sur l'exposition “Thalassa! Thalassa! Imagery of the Sea” au MCBA de Lausanne.

Photo du rédacteur: Anna NowakAnna Nowak

Dernière mise à jour : 31 déc. 2024

L'art et la culture au sens large, qu'il s'agisse des arts plastiques, de la littérature, du théâtre ou de la musique, ont le pouvoir de modeler notre quotidien, d'influencer notre perception, notre réception et la qualité de notre existence. Parfois, ils deviennent des baumes apaisants et des sources d'équilibre pour notre esprit, mais parfois ils nous confrontent aussi à ce qui est difficile et inconfortable, nous éjectant de notre rythme et du confort de l'être. Après plusieurs mois de travail excitants mais aussi extrêmement intenses pour la création de la Vellum Gallery, pendant lesquels le monde extérieur a presque cessé d'exister pour moi, j'avais enfin besoin d'un moment de respiration, d'équilibre et de distance. Une visite au Musée Cantonal des Beaux-Arts (MCBA) à Lausanne semblait être un bon choix. Et bien que mon objectif soit de voir une autre exposition en cours, l'exposition “Thalassa! Thalassa! Imagery of the Sea” m'a attirée comme un aimant. Peut-être que c'est le thème de la mer, porteur dans l'opinion générale de calme et de sérénité, qui était ce type de détente que je cherchais inconsciemment.


"Sapho", Joseph Thomas Chautard,1850
"Sapho", Joseph Thomas Chautard,1850

L'exposition “Thalassa! Thalassa! Imagery of the Sea” est une fascinante rétrospective des diverses perspectives, représentations, imaginations et interprétations du thème de la mer dans l'art, présentée à travers environ 200 œuvres d'art de différentes époques, styles, techniques et médias, du romantisme, à travers le réalisme, le symbolisme et le surréalisme, jusqu'à l'art contemporain. Ainsi, nous avons une riche représentation de la peinture, de la sculpture, du verre, de la photographie, des installations artistiques, de l'art vidéo et même d'objets et inventions techniques, le tout divisé en 3 sections thématiques principales : la côte, les profondeurs et les abîmes marins.


"Le Futur Capitaine de vaisseau", Pietro Bernasconi,1883
"Le Futur Capitaine de vaisseau", Pietro Bernasconi,1883

 Le mot “Thalassa” provient du grec ancien (gr. θάλασσα) et signifie “mer”. Il symbolise la force, le pouvoir et les mystères de cet élément. Dans la mythologie grecque, Thalassa était une déesse primordiale et la personnification de la mer, fille d'Aether (la personnification de l'Air) et de Hemera (la personnification du Jour). Dans le contexte philosophique, Thalassa est souvent évoquée comme un symbole de l'harmonie entre les éléments primordiaux.


 Les commissaires de l'exposition, Catherine Lepdor et Danielle Chaperon, examinent et analysent la complexité changeante au fil des époques de la relation de l'homme avec la mer, la diversité de sa perception en fonction des facteurs historiques, culturels et sociaux, ainsi que les avantages et dangers qu'elle représente, notamment dans le contexte des défis contemporains liés aux migrations, au climat et à l'écologie. Ainsi, au-delà des aspects cognitifs et esthétiques visuels, l'exposition est également un prétexte à la réflexion sur notre rôle et notre responsabilité face à de nombreux problèmes contemporains pressants, notamment le changement climatique et ses conséquences catastrophiques pour l'environnement naturel.


"Thalassa! Thalassa!, L'imaginaire de la mer", MCBA, Lausanne
"Thalassa! Thalassa!, L'imaginaire de la mer", MCBA, Lausanne

 La mer, l'eau, la profondeur, sont des thèmes souvent et volontiers exploités dans l'art. Un élément associé à l'incessante variation, la mystérieuse imprévisibilité. Depuis des siècles, il fascine et inspire les artistes, offrant un large champ d'interprétation. Sa riche et multiforme symbolique et compréhension dépend du contexte culturel, historique et philosophique. L'exposition explore divers aspects de ce thème, offrant un large éventail de représentations montrant la nature et la mer en corrélation avec l'homme et le temps.



 L'exposition commence avec la peinture mélancolique "Soir Antique" du peintre français Alphonse Osbert (1857–1939). Il s'agit d'une œuvre magnifique et hypnotisante qui, comme je l'ai observé, a un pouvoir de captation qui incite chaque visiteur à y rester un peu plus longtemps.


 Le tableau représente un paysage idyllique dans lequel des figures féminines sont représentées contre l'horizon marin, plongées dans la lumière chaude et dorée du coucher de soleil. La composition équilibrée et minimaliste, la douceur et la fluidité des lignes, les transitions subtiles de couleur et l'infini de l'eau créent une scène qui respire la tranquillité et l'harmonie, favorise la réflexion et la méditation, et souligne la relation spirituelle voire métaphysique de l'homme avec la nature.


"Soir Antique", Alphonse Osbert, 1908
"Soir Antique", Alphonse Osbert, 1908

 Osbert, représentant du symbolisme, intégrait dans son œuvre des références à la mythologie, la littérature et la philosophie antiques. Il invoquait et réinterprétait cet aspect mystérieux et spirituel de la relation de l'homme avec la nature, lui donnant une dimension transcendante. Dans ce contexte, cette scène idyllique n'est pas seulement un émerveillement ou une contemplation de la beauté de la nature. Elle symbolise l'harmonie et l'équilibre, la perfection et l'ordre dans la nature, mais aussi un lieu où l'homme touche au sacré. Un lieu qui reflète des vérités plus profondes, des émotions, des désirs et des peurs, un endroit propice à des réflexions spirituelles et philosophiques sur la complexité du destin humain et le mystère de l'existence.


"Soir Antique", Alphonse Osbert, 1908
"Soir Antique", Alphonse Osbert, 1908

 Le tableau d'Osbert rend parfaitement l'esprit de l'exposition et permet une interprétation bien plus large, surtout dans le contexte des défis contemporains liés à l'écologie et au climat. En introduisant un élément de nostalgie, il suscite une réflexion sur ce que nous avons déjà perdu, sur notre place et notre avenir. L'œuvre devient ainsi un manifeste symbolique et un avertissement. Peut-être n'est-ce pas sans raison qu'elle est devenue la carte de visite de l'exposition.


 Un tout autre caractère se dégage de la toile La Plage de Cabourg de René-Xavier Prinet. L'œuvre représente une scène de repos sur une plage bondée à Cabourg. Elle séduit par la douceur de la lumière, la palette de couleurs pastels et l'atmosphère mélancolique. C'est un témoignage des transformations culturelles et sociales et de l'idée de plus en plus populaire de passer son temps libre dans un cadre balnéaire. Le tableau de Prinet rend parfaitement l'atmosphère de la Belle Époque, avec son élégance subtile, son raffinement et son romantisme.


"La Plage de Cabourg", René-Xavier Prinet, 1910.
"La Plage de Cabourg", René-Xavier Prinet, 1910.

 Cabourg était l'une des stations balnéaires les plus à la mode de la Normandie à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, attirant artistes, écrivains et aristocrates. La mer, la plage et le paysage côtier deviennent ainsi des lieux de détente et de relaxation délibérément choisis, des oasis de silence et de tranquillité. Ils créent la mode d'un certain style de vie et de culture.


"Bain des dames a Dieppe III", Carl Spitzweg,1857
"Bain des dames a Dieppe III", Carl Spitzweg,1857

 Une dimension plus pragmatique et prosaïque de la mer et du littoral marin apparaît dans les œuvres "Bain des Dames à Dieppe III" de Carl Spitzweg (1808–1885), peintre allemand éminent de l'époque romantique, ainsi que dans les œuvres du peintre suisse François Bocion (1828–1890), excellent paysagiste et maître de la lumière, représentant les environs du lac Léman et, en raison de ses nombreux voyages en Italie, des scènes portuaires, maritimes et de la beauté des localités méditerranéennes.


"Lavandieres à San Remo", François Bocion, 1877
"Lavandieres à San Remo", François Bocion, 1877

 Les peintures "Lavandières à San Remo" (1877) ou "Venise" (1882) reflètent un nouveau et intéressant contexte culturel et social. Elles montrent l'intérêt, typique de nombreux artistes de cette époque, pour la vie quotidienne des gens ordinaires. La mer, l'espace côtier, le paysage et la nature deviennent une partie intégrante et harmonieuse de la vie quotidienne, servant de toile de fond pour montrer le réalisme, l'authenticité et les difficultés du quotidien, le travail de nombreuses générations, mais aussi les coutumes des gens ordinaires, comme dans l'œuvre de Carl Spitzweg.


"Venise", François Bocion,1882
"Venise", François Bocion,1882

 La nature et le paysage côtier prennent ainsi une dimension profondément humaine et pratique. Ils symbolisent la force et la beauté de la nature, mais aussi sa vitalité et son utilité, sa variabilité et sa cyclicité, qui sont aussi une partie de la vie humaine, de ses valeurs et de sa fragilité.


"Baden Baden Satellite Reef", Christine et Margaret Wertheim,2021-2022
"Baden Baden Satellite Reef", Christine et Margaret Wertheim,2021-2022

 Parmi les œuvres contemporaines exposées, on remarque l'installation monumentale "Baden Baden Satellite Reef" de Christine et Margaret Wertheim. Elle représente un récif corallien réalisé en crochet. Ce projet impressionnant, créé en collaboration avec plus de 4000 artisans allemands, met en évidence la beauté et la fragilité des écosystèmes marins menacés par les changements climatiques et les activités humaines expansionnistes et destructrices.



 Un accent fort et profondément émouvant de cette partie de l'exposition est également l'installation vidéo "Tashlikh" (Cast Off),2017 de l'artiste israélienne Yael Bartana et le tableau "Notre fond de Mer" de Miriam Cahn, qui clôt l'exposition. Le travail de Bartana fait référence au rituel juif de tashlikh, célébré lors du Nouvel An juif, consistant à se purifier des péchés en jetant des morceaux de pain ou d'autres objets dans l'eau.



 La vidéo présente divers objets caractéristiques de groupes ethniques et nationaux spécifiques - vêtements, drapeaux, attributs, photographies, lettres, souvenirs personnels, gilets de sauvetage, symboles religieux, armes et munitions - qui tombent lentement dans les profondeurs de la mer sur fond noir, accompagnés par une bande sonore dramatique composée du bruit des vagues, du vent, des sirènes hurlantes, du rugissement d'un avion, et des moments de silence. Ces objets sont des traces tangibles de notre identité culturelle et historique, se référant aux souvenirs personnels et collectifs, aux expériences et aux épisodes traumatiques tels que : les guerres, les génocides, la violence, la crise des réfugiés.


 Bartana explore comment les rituels et les symboles façonnent l'identité des individus et des communautés, ainsi que l'impact de la mémoire et de l'histoire sur notre perception de nous-mêmes et des autres. Cette œuvre s'inscrit dans le thème de l'exposition, en montrant la mer comme un espace de purification, de réflexion et de transformation.


"Thalassa! Thalassa!, L'imaginaire de la mer", MCBA, Lausanne
"Thalassa! Thalassa!, L'imaginaire de la mer", MCBA, Lausanne

 La mer, dans le contexte des problèmes sociaux contemporains, apparaît également dans la photographie de l'artiste néerlandais Ad van Denderen. Ce photographe documentaire est connu pour ses reportages poignants sur des questions sociales, politiques et humanitaires. L'exposition présente plusieurs photographies extraites de l'un des projets les plus célèbres de van Denderen, "Go No Go", une série qui documente les itinéraires migratoires menant vers l'Europe et la vie des migrants à différentes étapes de leur voyage. Le projet a été salué pour son engagement exceptionnel et sa représentation empathique de la crise migratoire, montrant à la fois les histoires individuelles des sujets photographiés et le contexte social et politique plus large.


Punta Paloma, Espagne, de la série"Go No Go", Ad van Denderen, 2001
Punta Paloma, Espagne, de la série"Go No Go", Ad van Denderen, 2001

 L'ensemble de l'exposition est clôturé par la toile "Notre fond de mer" (2021) de Miriam Cahn. C'est l'une des œuvres les plus poignantes et émotionnelles présentées dans l'exposition Thalassa! Thalassa! .

 L'artiste, connue pour aborder des thèmes politiques, sociaux et existentiels, utilise de manière caractéristique une esthétique minimaliste et expressive pour traiter de la difficile question de la crise humanitaire, en particulier la tragédie des réfugiés en mer Méditerranée.

 Le tableau représente de manière synthétique les corps d'un enfant et d'une femme tombant sans vie dans les profondeurs marines. Le drame est accentué par l'utilisation de contrastes de couleurs marqués : le bleu profond et froid de l'eau marine, le blanc des corps morts, avec des touches de rouge soulignant le sexe des victimes. Cette œuvre tragique symbolise les victimes de la crise migratoire, mortes en tentant de traverser la mer Méditerranée à la recherche d'une vie meilleure.



 Miriam Cahn se concentre sur les aspects les plus bouleversants de ce problème, montrant comment la mer – symbole de la vie et de la nature – devient un lieu de tragédie, de mort et d'oubli. Les corps symbolisent non seulement la mort physique, mais aussi l'indifférence sociale face à la tragédie des réfugiés.

 La mer, qui dans l'art représente souvent l'espoir et la renaissance, devient dans cette œuvre une tombe et un témoin de la souffrance humaine, résultat de l'inégalité globale et des conflits.


 Cette partie de l'exposition, qui regroupe les œuvres et objets d'art les plus récents, contraste nettement avec les représentations idéalisées et romantiques de la mer du XIXe siècle. Elle regorge d'œuvres expressives, émotionnelles, dramatiques et engageantes. Le titre Thalassa! Thalassa! nous extirpe de notre confort, pose des questions sur notre responsabilité face aux nombreux problèmes contemporains et nous pousse à réfléchir sur la signification actuelle de la mer non seulement comme un lieu de beauté, de contemplation et de mystère, mais aussi comme un lieu de souffrance, d'injustice et de menace, une menace que nous lui imposons nous-mêmes.

 
 
 

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